La main-d’oeuvre venue d’ailleurs
La misère, les conditions politiques et économiques de certains pays ont poussé leurs ressortissants à venir travailler en France… et à subvenir aux besoins de main-d’oeuvre des planteurs. Retour sur l’immigration betteravière.
Apartir du milieu du 19ème siècle, les planteurs avaient besoin entre avril et novembre, d’une grosse quantité de main-d’oeuvre pour le binage, le démariage, le décolletage, les arrachages, le chargement et le transport vers les sucreries. Des besoins qui ont parfois dépassé 50 000 hommes par an. En plus des permanents, les chefs d’exploitation employaient des saisonniers : principalement des Belges, des Camberlots (de la région de Cambrai), des montagnards du Vivarais et des Bretons qui venaient dans les plaines du Bassin parisien et de la Picardie. Malgré tous ces effectifs, la culture betteravière très manuelle, manque de main-d’oeuvre. Les planteurs se tournent alors vers les saisonniers étrangers.
Les Belges étaient surnommés les Franchsmen
Les Belges, plus exactement des Flamands, furent les premiers étrangers à travailler la betterave en France. Ils étaient tisserands, filant et tissant le lin à domicile l’hiver. Au printemps et en été, ils travaillaient la terre sur des surfaces de moins de deux hectares. Les plus pauvres ne produisant pas assez de lin, devaient acheter leur matière première. Ces raisons furent à l’origine des premiers départs pour faire les moissons en France afin de pouvoir acheter le lin nécessaire à leur activité de tisserand et payer la location des terres. A partir de la fin du 19ème siècle, les filatures anglaises et flamandes utilisèrent le coton des Indes concurrent direct de la toile de lin. Une situation dramatique pour les tisserands à domicile. Dans la même période, la culture des betteraves à sucre se développait rapidement en France. Un choix s’impose alors : travailler en usine ou émigrer. Les Belges reprennent le chemin des grandes plaines du Nord, de Picardie et d’Ile de France.
Les Camberlots, saisonniers du Nord
Les Camberlots, de Cambrai, devaient se sentir aussi «étrangers» lorsqu’ils descendaient de leur Nord natal. Leur situation était très proche de celle des Belges qui arrivaient en même temps qu’eux. Les Camberlots aussi exerçaient le métier de tisserand pendant l’hiver. Contrairement aux Flamands, certains Camberlots partaient faire les saisons avec les membres de leur famille. Les enfants en bas âge étaient confiés à des parents et ceux qui étaient aptes au travail suivaient leurs parents. Avec l’essor de l’industrie cotonnière, ils rejoignirent finalement les manufactures.
Les Polonais réorientés vers la France
L’émigration des Polonais est due à des raisons économiques mais aussi historiques. Le pays a été divisé et occupé par les puissances étrangères pendant deux siècles et demi. Recruter des ouvriers polonais avant la 1ère guerre, revenait à faire appel tantôt à des sujets allemands ou autrichiens, tantôt à des sujets du tsar de Russie. La politique des forces occupantes et une très forte natalité augmentèrent la misère obligeant les paysans à chercher du travail ailleurs. Certains partaient alors «na Saksy» (en Saxe) dans les régions de culture betteravière. Mais les autorités allemandes germanisaient les zones polonaises qu’elles contrôlaient, forçant les Polonais à apprendre l’Allemand. Cette mesure déclencha un mouvement d’hostilité remettant en question les migrations vers la Saxe. Des démarches furent faites par la Galicie (région polonaise un peu plus libre), pour réorienter les migrations vers la France. En 1908, les premiers Polonais arrivèrent et furent dirigés vers les exploitations de l’Est et la Picardie. Ils étaient tous d’origine paysanne, puisque seuls pouvaient être salariés agricoles ceux qui travaillaient dans l’agriculture. La situation héritée en 1919 par la nouvelle Pologne était catastrophique. Tous les hommes réclamaient du travail. L’industrie ravagée par la guerre, les villes surpeuplées et les campagnes appauvries ne pouvaient leur en offrir. Le 3 septembre 1919, la Pologne signa une convention avec la France pour l’organisation des migrations en direction de l’agriculture française. Arrêtés pendant la 1ère guerre, les départs vers l’Hexagone reprirent dès 1921. 3600 Polonais arrivèrent pour les travaux agricoles et en 1923, ils étaient 25 800 dont un tiers en moyenne était des femmes.
Des Italiens, des Espagnols et quelques Portugais
Au début des années 50, les ouvriers betteraviers venaient d’Italie. Cette émigration dans notre région est la dernière manifestation d’un mouvement très ancien. Depuis toujours, les Italiens traversaient la frontière pour l’agriculture méditerranéenne. Les saisonniers du début des années 50 partaient principalement de la basse vallée du Pô. Les exploitations à l’agriculture intensive employaient des journaliers, des petits paysans et de nombreux «braccianti», ceux qui n’avaient que leurs bras à louer pour gagner leur vie. Malgré tout, les travaux agricoles n’offraient pas plus de 200 jours de travail par an et par homme. La Federterra, fédération nationale des travailleurs de la terre fondée en 1901, imposa aux propriétaires et aux fermiers un nombre fixe de journées de travail en fonction de la surface de l’exploitation.
Elle assurait ainsi la défense de l’emploi et la répartition égale du volume de travail entre ses membres. Entre 1948 et 1950, une réforme agraire impulsée par l’aile gauche de la Démocratie Chrétienne, entraîna l’expropriation de grandes propriétés foncières du delta du Pô. Des milliers d’exploitations plus ou moins viables furent créées et attribuées aux familles de journaliers agricoles avec une maison et une étable. Mais tous n’en bénéficièrent pas. De plus, les terres expropriées ont réduit d’autant le volume des travaux saisonniers. Au même moment, la culture du lin et du chanvre subissent une crise et disparaissent. Elle est remplacée par des cultures fruitières et de l’élevage demandant moins de main-d’oeuvre.
La Federterra d’après guerre ne peut plus imposer les mesures de régulation du travail aux petits exploitants qui commencent d’ailleurs à s’équiper de machines agricoles. Des milliers de journées de travail disparurent ainsi. D’autres journaliers vinrent en France dès 1949, pour des contrats de 7 mois jusque la fin des années 50, au moment où la croissance économique s’installa dans les campagnes italiennes.
La main-d’oeuvre italienne fut remplacée progressivement par des Espagnols. Les uns étaient des petits paysans qui vivaient sur des terres pauvres dans la province de Teruel en Aragon. Les autres venaient d’Andalousie où ils vivaient du travail saisonnier. Dans cette région, la concentration des ouvriers agricoles était comparable à celle de la vallée du Pô en Italie, même si la structure des exploitations fût totalement différente.
Les très grandes exploitations produisaient du blé, des olives et de l’élevage bovin et ovin. Le travail des journaliers se résumait à la taille des oliviers et à la cueillette des olives qui dure environ 2 mois. Que pouvaient faire ceux qui ne disposaient d’aucune terre ? Partir chercher du travail là il se trouvait. Les «betteraviers», essentiellement des hommes, partaient donc en mai pour l’Hexagone. Les périodes de travail en France représentaient pour certains 60 % de leurs revenus annuels.
Pour l’ensemble des régions betteravières, le nombre de saisonniers espagnols atteignit 30 800 en 1965. Ils furent sept fois plus nombreux que les Portugais qui ne seront jamais plus de 4000 à la même période. Malgré la baisse constante du volume des travaux betteraviers, certains exploitants continuèrent à recruter quelques centaines de Portugais jusqu’en 1984.
Une jalousie parfois conflictuelle
Les équipes de migrants travaillaient vite. Venues pour faire «une bonne saison», elles étaient menées par l’un des leurs, un chef d’équipe qui les représentait auprès du patron, et surtout qui leur faisait maintenir une cadence élevée de travail. Les Belges avaient la réputation d’être très habiles et travaillaient en équipes soudées. Ce qui suscitait quelquefois la jalousie des équipes locales engendrant des bagarres parfois même à l’arme blanche. Après 1920, les agriculteurs ont préféré s’adresser à la Pologne plutôt que recréer des réseaux belges, sans doute pour éviter les affrontements. Au début des années 50, ce type de conflit n’existait plus.
Pourtant, le travail des betteraves a continué à mettre en contact des ouvriers français avec des émigrés polonais, quelques tchèques et plus tard des Italiens, des Espagnols.
Des tensions sans affrontement, pouvaient se produire mais seulement sur la répartition des parcelles à travailler. Des blagues inspirées d’idées stéréotypées sur nos voisins européens pouvaient fuser. Par exemple, les Italiens arrivés dix ans après 1945 se faisaient traiter de «spaghettis fanfarons» à cause de Badoglio, le «grand maréchal» italien toujours vaincu. Les moqueries sur l’armée du Duce n’ont pas manqué non plus. Les premiers saisonniers espagnols avaient eux, la réputation d’être silencieux voire distants. Certains ouvriers pensaient même qu’ils étaient taciturnes par peur.
Que sont-ils devenus ?
Après 1973, l’utilisation de graines monogermes a permis de mécaniser entièrement la culture betteravière… réduisant considérablement l’immigration. Une grande partie des étrangers est repartie dans le pays d’origine ou a changé de secteur d’activité. La Pologne fit en 1948 et 1949 de la propagande pour rappeler ses immigrants, leur offrant du travail afin de mettre en valeur les terres évacuées par les Allemands. Certains virent enfin l’espoir d’un retour chez eux et répondirent à cet appel. Leurs attentes furent parfois déçues. Ne supportant pas les conditions de travail et la surveillance exercée sur les rapatriés, ils cherchèrent à revenir en France. D’autres se fixèrent définitivement en France parce que leurs enfants étaient bien intégrés ou parce qu’ils étaient hostiles au régime communiste de la Pologne. Pour signifier leur désir d’insertion, nombre d’entre eux demandèrent la nationalité française. Une partie des émigrants polonais resta en France, employée de façon permanente dans l’agriculture. D’autres, venus comme saisonniers, repartirent en Pologne après la campagne et revinrent en France plusieurs années de suite avant le retour définitif en Pologne.
Les Italiens, profitant de l’embellie économique de leur pays, ne vinrent plus à partir de 1958. Par contre, les Espagnols qui les remplacèrent, ne furent plus embauchés pour faire les betteraves à partir de 1975, puisque les machines exécutaient le travail. Pour les Andalous, sans doute les plus démunis, c’était le travail saisonnier le plus rémunérateur qui disparaissait. Cela était d’autant plus grave pour eux que peu à peu la machine à vendanger dans le sud de la France supprimait également un autre travail saisonnier. Parallèlement dans les serres légumières en pleine expansion dans le Midi, on avait désormais recours aux Marocains, peu syndicalisés à l’époque.
L’homme et la betterave à sucre
Mémoire du Valois et du Multien - Françoise Bourquelot
L’homme et la betterave à sucre est une pierre précieuse pour la compréhension de l’industrialisation du Valois et du Multien. L’activité betteravière a généré en effet une dynamique vertueuse pour ces deux pays de grandes cultures. Cette dynamique vertueuse se lit à travers les mots révolution agricole, sucreries (dont celle de Vauciennes), raperies (dont celle de Mermont, un écart de Crépy-en-Valois), raffinerie, petit chemin de fer Decauville, pour ne prendre que les mots les plus significatifs. L’homme et la betterave à sucre, c’est aussi l’histoire des ouvriers agricoles et industriels. Le travail des planteurs et des ouvriers d’usine y est décrit minutieusement ; l’intention avouée de Françoise Bourquelot étant de faire connaître les difficiles conditions de vie de ces hommes et de ces femmes aux nouveaux habitants du Valois et du Multien, ceux notamment des villes de l’Ile-de-France. L’homme et la betterave à sucre est également une histoire des migrations intérieures avec la venue chaque année recommencée des saisonniers bretons, camberlots (région de Cambrai) voire des travailleurs étrangers comme les Flamands, les Italiens, les Polonais et ceux de la péninsule ibérique. Le lecteur, féru de monographies locales appréciera dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’histoire de la sucrerie de Vaucienne, celle de ses dirigeants et de ses ouvriers et malheureusement aussi celle des restructurations au nom de la rentabilité financière des années 1980 et 1990 qui débouchent sur la disparition de l’usine en décembre 1999.
Françoise Bourquelot, sans juger le monde difficile des planteurs, des relations ambiguës, pour ne pas dire paternalistes, entre les salariés et les chefs d’entreprises, a rendu avec brio un monde aujourd’hui quasiment disparu. L’alternance des pages de témoignages à gauche et d’analyses à droite montre que l’écriture de l’histoire est compatible avec celle de la mémoire recueillie. 235 pages, vendu 12 euros + 1,80 euro de port – Comment à RVM, 10, place Jean-Philippe Rameau 60800 Crépy-en-Valois, Tel. 03 44 59 30 30 - Email : rvm@rvmfm.com